Ceux qui critiquent l’Imam Al-Ghazali
Par Sheykh Gibril Fouad Haddad
Bismillâh ar-Rahman ar-Rahim,
Was-salat was-salam `alaa Rasul-illâh wa ‘alaa alihi wa sahbihi wa sallam.
Les « Salafis » contemporains ont ravivé un trait particulièrement grave de certains opposants du passé, consistant à attaquer l’Imam Ghazali (rahimhou Allâh) et à dénigrer ceux qui lisent ses œuvres et qui les citent pour illustrer leurs opinions. Cela concerne en particulier son ouvrage majeur Ihya ‘Ulum ad-Din, car c’est une référence du tasawwuf et dont l’immense succès et le nombre important de lecteurs irrite particulièrement les ennemis du tasawwuf. Certains vont jusqu’à prétendre qu’Al-Ghazali était fou quand il l’a écrit, d’autres interprètent de manière erronée le fait qu’Al-Ghazali ait lu l’Imam Bukhari sur son lit de mort et traduise cela comme un reniement du tasawwuf, d’autres encore mentionnent les condamnations du livre faites par une poignée de savants connus pour leur tendance anti-soufi. Pourtant, Allâh a permis à ce livre de surpasser la clameur de ses quelques détracteurs, et ses traductions ne cessent d’augmenter en nombre et en qualité. Ce qui suit est destiné à fournir aux lecteurs des références fiables concernant sa vie et ses travaux de façon à nous protéger, avec l’aide d’Allâh, contre les calomnies de l’ignorance et de l’envie.
Salah ad-Din al-Safadi (d. 764), élève d’Abu Hayyan al-Andalusi, rapporte dans son grand dictionnaire biographique intitulé al-Wafi contenant plus de 14.000 biographies :
« Muhammad b. Muhammad b. Muhammad b. Ahmad, la Preuve de l’Islam, l’Ornement de la Foi, Abou Hamid al-Tusi (al-Ghazali), le juriste Shafé’i, était dans ses dernières années, sans égal ».
En 488, il renonça à la totalité de ses biens terrestres (et à son poste de professeur à la Nizamiyya, où il avait enseigné depuis 484) pour s’engager dans la voie du renoncement et de la solitude. Il fit le Pèlerinage et à son retour, se dirigea vers la Syrie, dans la ville de Damas où il demeura un certain temps, donnant des enseignements à la mosquée thébaïde (zawiyat al-jami`) qui porte maintenant son nom dans le quartier ouest. Il voyagea ensuite à Jérusalem, s’employant assidument à l’adoration et à la visite des lieux Saints. Il se rendit ensuite en Égypte, restant un bon moment à Alexandrie …
Il retourna ensuite dans sa ville natale de Tus (peu avant 492). Sur place, il rédigea un certain nombre de livres importants [parmi lesquels l’Ihya’] avant de retourner à Nishapur où il devait donner des leçons à la Nizamiyya (499). Par la suite, il prit la décision d’arrêter et se retourna dans sa ville natale où il assuma la direction d’une zawiya (khaniqah) pour Soufis et d’une université voisine, dans le but d’aider ceux qui recherchaient l’acquisition de la connaissance. Il avait pour habitude de dépenser son temps dans les nobles actions comme la lecture du Coran et les enseignements dédiés aux Gens de Cœur (les Soufis) …
Ce livre figure parmi les ouvrages les plus nobles et les plus importants, dans la mesure ou il a été dit à son sujet : « Si tous les livres sur l’Islam étaient perdus excepté l’Ihya’, il suffirait à les remplacer … ». Ils l’ont critiqué pour y avoir inclus des hadiths dont l’authenticité n’est pas établie, mais une telle inclusion est permise dans les travaux d’encouragement au bien et de dissuasion au mal (al-targhib wa al-tarhib). Le livre demeure d’une grande valeur. Imam Fakhr ad-Din al-Razi avait l’habitude de dire : « C’était comme si Allâh avait rassemblé toutes les sciences sous un dôme, et les avait montré à Al-Ghazali », ou quelque chose de ce genre. Il rendit l’âme … en 505 à Tabaran … la citadelle de Tus, où il fut enterré. [1]
Les propos exposés ci-dessus réfutent clairement le mensonge de ceux qui disent qu’Al-Ghazali désavoua le tasawwuf vers la fin de sa vie. Voyons le mensonge de ceux qui essaient de séparer le Ghazali d’Usul al-fiqh du Ghazali de tasawwuf. Quand on leur dit que les livres sur la méthodologie et les fondements du droit Islamique écrits par l’Imam Al-Ghazali sont considérés comme des lectures obligatoires dans le domaine – tels Mustasfa, Mankhul ou encore Shifa’ al-ghalil – ils disent qu’il les rédigea avant sa période de retraite (spirituelle) au cours de laquelle il adopta le tasawwuf. En réalité, la partie la plus importante et la plus détaillée des quatre livres qu’il a écrit à propos des Usul al-fiqh (Fondements du droit) fut composée dans la dernière période de sa vie comme l’a stipulé le Dr Taha al-`Alwani dans son livre Usul al-fiqh al-islami :
« La Source de la Méthodologie de l’Encyclopédie de Shari’a de l’Imam Al-Ghazali, son quatrième livre sur le sujet, et son dernier texte, fut al-Mustasfa, qui a été imprimé plusieurs fois en Égypte et ailleurs. En effet, c’est le travail qu’il a écrit après être sorti de sa période de méditation et de réclusion [2] ».
Voici ce qui est dit à propos d’Al-Ghazali dans ‘Umdat al-Salik [3] :
A Damas, il vécut en retraite (spirituelle) pendant environ une dizaine d’années, engagé dans la lutte spirituelle et le souvenir d’Allâh. A la fin de celle-ci, il émergea pour réaliser sa pièce maîtresse ‘Ihya ‘Ulum ad-Din [Revivification des Sciences Religieuses], un classique parmi les livres des Musulmans sur l’intériorisation de la crainte révérencielle (taqwa) que l’on doit avoir dans sa relation avec Allâh. Le livre parle également de l’illumination de l’âme à travers l’obéissance qui est due à Allâh et des niveaux de réalisations que peuvent acquérir les croyants. L’ouvrage démontre à quel point l’Imam Al-Ghazali réalisa personnellement avec profondeur ce à propos de quoi il écrivait. On y constate son traitement magistral de centaines de questions traitant de la vie intérieure ; questions qui n’avaient alors été discutées ou résolues par personne d’autre. Il s’agit là d’une performance exceptionnelle qui montre l’intellect bien discipliné de son auteur et sa profonde connaissance de la psychologie humaine. Il a également écrit près de deux cents autres ouvrages sur : les sciences politiques, la Loi Sacrée, les réfutations des philosophes, des principes de la Foi, le Soufisme, l’exégèse Coranique, la théologie scolastique, et les bases de la jurisprudence islamique [4].
Qu’en est-il de la critique faite par certains savants à propos d’Al-Ghazali? Le plus virulent, Ibn al-Jawzi – détracteur des Soufis – rejette l’Ihya’ dans quatre de ses œuvres : I`lam al-ahya’ bi aghlat al-Ihya’ (Informer le vivant des erreurs de l’Ihya’ ), Talbis Iblis, Kitab al-qussas [5], et enfin al-Muntazam fi tarikh al-muluk wal-umam [6]. Son point de vue influença Ibn Taymiyya et son élève ad-Dhahabi. Leur position à pour origine l’utilisation faite par Al-Ghazali de hadiths faibles dont la liste est fournie par Taj ud-Din al-Subki dans son Tabaqat. Leur critique est-elle justifiée ou exagérée? La seconde réponse très probablement, compte tenu du fait que les deux hafidh : al-`Iraki (d. 806) et al-Zabidi (d. 1205), ont certifiés chacun des hadiths présents dans l’Ihya et qu’ils n’ont jamais remis en question son utilité dans l’ensemble. Plutôt, ils ont accepté son rang très élevé parmi les Musulmans et ont contribué à son embellissement et à sa propagation en tant que manuel favorisant le progrès spirituel. Comme as-Subki le souligna [7], l’Imam al-Ghazali n’a jamais excellé dans le domaine du hadith [8].
Plus important encore, la majorité des maîtres du hadith soutiennent qu’il est permis d’utiliser des hadiths faibles dans les domaines autres que la dérivation des décisions juridiques, comme (par exemple) dans l’encouragement au bien et dans la dissuasion du mal (al-targhib wa al-tarhib). Ceci a été confirmé par d’innombrables maîtres du hadith et par d’autres savants, comme al-Safadi lui-même [9]. Il faut comprendre qu’Al-Ghazali incorpora tous les éléments qu’il jugea utiles à ses fins didactiques sur les bases du contenu plutôt que sur l’origine ou la chaîne de transmission. La majeure partie de l’Ihya’ est constituée de citations du Coran, de hadith et de paroles qui ne sont pas d’Al-Ghazali. Sa prose propre ne dépasse pas 35% de l’ouvrage [10] et la plupart des nombreux hadiths cités sont authentiques.
En conclusion, comme al-Safadi nous disons que l’Ihya’ se classe comme une œuvre de targhib ou d’éthique (préoccupations principales du tasawwuf). Selon la majorité des savants, l’écriture de telles œuvres ne nécessite pas des critères d’authenticité des sources aussi rigoureux que pour les œuvres qui traitent de la ‘Aqida et du Fiqh, comme le montre la partie suivante.
Vouloir placer les ouvrages de tasawwuf au niveau de ce type de travaux revient à blâmer les pommes de ne pas être des oranges. En conséquence, comme al-Safadi l’a correctement indiqué, la critique de l’Ihya`Ulum al-din faite par certains sur la base des hadiths faibles qu’ils contiennent ne tient pas, tout comme les critiques semblables d’ouvrages similaires, comme par exemple la critique d’Ad-Dhahabi du Qut al-qulub d’Abu Talik al-Makki, ou d’autres.
Ceux qui se cramponnent à de telles critiques, tout en ignorant l’approbation massive des savants Musulmans à propos du tasawwuf et de ses livres, s’accrochent à leurs propres préjugés plutôt qu’à la Science. Notre conseil à ces frères est le suivant : Nous vous rappelons la recommandation donnée par Ad-Dhahabi dans son compte-rendu biographique sur Ibn all-Farid dans Mizan al-i`tidal : « Ne vous empressez pas de juger, au contraire, gardez la meilleure opinion des soufis »; [11] ainsi que les conseils donnés par l’Imam Ghazali dans al-Munqidh min al-dalal : « Ayez de bonnes pensées (envers les Soufis) et ne nourrissez pas de doutes dans vos cœurs »; [12] ainsi que la fatwa d’Ibn Hajar al-Haytami concernant les critiques faites contre ceux qui respectent le tasawwuf et croient aux awliya’ : « Les mauvaises pensées à leur sujet (les Soufis) est la mort du cœur » [13].
Prenez le grand bien se trouvant dans chacun des travaux des Soufis de la manière appropriée, respectez les maîtres du Tasawwuf, ce qui est la moindre des choses à propos de ceux qui vous surpassent de très loin dans la connaissance, ne cherchez pas les divergences des savants, et accrochez-vous à l’humilité et au respect devant ceux qui parlent d’Allâh, de Qui vient tout succès.
Notes :
[1] Salah al-Din Khalil ibn Aybak al-Safadi, al-Wafi bi al-wafayat (Wiesbaden, 1962-1984) 1:274-277 (#176).
[2] Taha Jaber al-`Alwani, Usul al-fiqh al-islami:: La Méthodologie des origines dans la Jurisprudence Islamique. ed. Yusuf Talal DeLorenzo (Herndon, VA: IIIT, 1411/1990) p. 50
[3] ‘Umdat al-Salik est un livre de fiqh Shafé’ite écrit par de Sheykh Ahmad ibn Naqib al-Misri. L’ouvrage existe en anglais sous le nom « Reliance of the Traveller », il a été traduit et commenté par le Sheykh Nuh Ha Mim Keller.
[4] Reliance of the Traveller p. 1048
[5] Ibn al-Jawzi, Kitab al-qussas wa al-mudhakkirin p. 201.
[6] Ibn al-Jawzi, al-Muntazam 9:169.
[7] Taqi al-Din al-Subki, Tabaqat al-Shafi `iyya 4:179-182.
[8] L’Imam al-Ghazali excella dans toutes les sciences Islamiques sur lesquels il se pencha au point de devenir une référence incontournable dans chacune d’entre elles. Cependant, il n’eut pas le temps de parfaire son apprentissage de la science du hadith au point d’en devenir un maitre. Cela dit, il ne faut pas minimiser la bonne maitrise du hadith qu’en avait l’Imam al-Ghazaly. Certains rapportent qu’il en connaissait par cœur près de 500 000, cependant al-Ghazaly n’avait pas suffisamment de bagage dans cette science pour pouvoir discuter de leur statut. Il se referait alors naturellement aux Imams qui excellaient dans le hadith.
[9] Voir al-Hakim, al-madkhal li `ilm al-hadith (début), al- Bayhaqi Dala’il al-nubuwwa (introduction), Nawawi, al-Tibyan fi `ulum al-qur’an p. 17. Ce dernier déclare : « Les savants sont d’accord sur la légitimité de l’utilisation de hadiths faibles dans le domaine des ouvrages traitant de la vertue ». » Al-Sakhawi exposa l’opinion du consensus scientifique sur cette question dans l’épilogue de son al-Qawl al-badi` fi al-salat `ala al-habib al- shafi` (La doctrine admirable sur l’invocation des bénédictions sur le bien-aimé intercesseur) (Beyrouth : dar al-kutub al-`ilmiyya, 1407/ 1987) p. 245-246.
[10] T.J. Winter, trad. Ang. Ghazali « Souvenir de la mort » (Cambridge : Islamic Texts Society, 1989), Introduction, p. xxix n. 63.
[11] Ad-Dhahabi, Mizan al-i`tidal 3:214
[12] Al-Ghazaly, al-Munqidh min al-dalal (Damas 1956) p. 40
[13] Ibn Hajar al-Haytami, Fatawa hadithiyya (Caire: al-Halabi, 1970) p. 331