La renaissance des Kharijites

Par Sheykh Abdullâh bin Hamid ‘Ali

 

 

Question :

La tragédie et la perte de vies lors du marathon de Boston ont capté l’attention du monde. Les suspects de ce crime terrible, Dzhokhar Tsarnaev et son défunt frère Tamerlan Tsarnaev ont été identifiés comme étant Musulmans. En tant que Musulmans, quel regard devons-nous porter sur les suspects? Devons-nous les « excommunier »? Devons-nous abandonner notre obligation commune d’enterrer Tamerlan Tsarnaev?

Réponse :

À travers la majeure partie de l’histoire Islamique, les Kharijites (ou Khawarij) ont été considérés comme une secte déviante de l’Islam par la majorité des Musulmans. Pour ceux qui ne connaissent qui ils étaient, les Kharijites sont apparus au cours de la première guerre civile Musulmane de succession entre l’Imam ‘Ali ibn Abi Talib (RA), le cousin du Prophète Muhammad (salallahou ‘alayhi wassalama), et Mu’awiya ibn Abi Sufyan. Les Kharijites et leur chef, ‘Abd Allâh ibn Wahab al-Rasibi, irrités par la volonté de l’Imam ‘Ali d’accepter l’arbitrage humain dans son différend avec Mu’awiya, rompent avec les rangs des anciens et les déclarent tous deux mécréants. Plus tard ils complotèrent pour qu’ils soient assassinés, ce qui couta la vie à l’Imam ‘Ali. Lorsqu’on lui a demandé si oui ou non, les Kharijites étaient mécréants (kuffar), l’Imam ‘Ali a répondu: « Non! » Puis on lui demanda : « Alors, ils doivent être hypocrites (Munafiqun)? », l’Imam répondit avec un équilibre et une sagesse remarquable : « Plutôt, ils sont nos frères. Mais ils se sont révoltés contre nous. Donc, nous les avons combattus à la lumière de leur rébellion (baghy) ».

Cette réponse de l’Imam est l’un des grands témoignages de sa sagesse, de son courage et de sa piété. Ceci fait partie de ce qui le rendait digne de la description faite de lui par le Prophète , rapportée par l’Imam Khatib al-Baghdadi dans son « Histoire de Bagdad » : « Je suis la Cité de la Science, et ‘Ali en est la porte. »

Un degré de modération similaire a été exercé par l’aîné et prédécesseur de ‘Ali, Abou Bakr As-Siddique , qui fut confronté à une rébellion peu de temps après avoir été nommé successeur (khalifa) par le Prophète Muhammad . Il fit face à trois divisions idéologiques distinctes : 1) ceux qui niaient l’obligation de lui verser la Zakat; 2) ceux qui apostasièrent de l’Islam, et 3) ceux qui suivirent les faux prophètes. Bien qu’il ait combattu contre les trois, sa demande envers les rebelles qui refusaient de lui payer la taxe dédiée aux pauvres était qu’ils reviennent à leurs obligations religieuses. En d’autres termes, il ne justifia pas son combat contre eux par le fait qu’ils n’étaient pas Musulmans. C’était, plutôt, qu’ils avaient le devoir de respecter l’engagement qu’ils avaient donné au Prophète de donner aux pauvres leur droit, qui généralement était recueilli et distribué par son délégué.

Les principales caractéristiques des Kharijites qui les ont amenés à être étiquetés comme groupe hérétique furent : 1) leur conviction que commettre des péchés majeurs entraine la mécréance de la personne, 2) leur déclaration concomitante que le sang de ces pécheurs n’est pas sacré, de même que celui de ceux qui sont en désaccord avec leur point de vue, et 3) leurs étalages de douceur envers les non-Musulmans comme moyens de les encourager à accepter l’Islam tout en montrant simultanément de la dureté envers les Musulmans en désaccord avec leurs vues, au point même de déclarer mécréants la plupart des Compagnons du Prophète.

Quand on se penche sur ces caractéristiques, il est aisé pour beaucoup d’entre nous de voir une tendance similaire se développer chez les Musulmans ces derniers temps. Être qualifié de Kharajite a toujours signifié faire partie de ceux qui rendent facilement un Musulman mécréant et qui par conséquent ouvrent la voie au massacre et au meurtre des personnes en fonction de leur étiquette. Nous pouvons constater ce fait par la fatwa de Muhammad ibn ‘Abd Al-Wahhab qui facilita l’établissement du Royaume d’Arabie Saoudite en accusant de nombreux habitants Soufis de la péninsule d’être des «adorateurs de tombes» et donc des «mécréants ». Nous avons encore constaté cela encore pendant la guerre Iran-Irak quand des pseudo muftis Sunnites ont justifié l’instigation de Saddam Hussein concernant la guerre avec son voisin Iranien « Shiite » en se basant sur l’argument selon lequel les Shiites ne sont pas Musulmans, et qu’il est donc légal de verser leur sang.

Au cours de la fin du 20e siècle et du début du 21e siècle, nous avons pu voir les efforts de groupes comme le Hizb at-Tahreer et Al-Muhajiroon qui se sont efforcé de convaincre les Musulmans que la reconstitution du califat était l’obligation la plus importante dans leur vie, et ils ont même été jusqu’à déclarer mécréants tous les dirigeants Musulmans qui n’appliquent pas le Code pénal divinement révélé (al-hudud). Une fatwa similaire fut ensuite réitérée par des gens comme Ussama ben Laden, et la plupart de nos savants ont répondu en réaffirmant la doctrine Sunnite dans laquelle un Musulman ne peut pas devenir un apostat par le fait de commettre un péché majeur à moins qu’il / elle croit que ce péché soit permis. Autrement, ils restent dans le giron de l’Islam. Par conséquent, les dirigeants Musulmans ont reçu la protection d’être inclus au sein de l’Islam.

D’autre part, nous voyons aujourd’hui beaucoup de Musulmans (en particulier ceux qui vivent dans les pays Occidentaux), adopter exactement ces mêmes doctrines qui ont été jugées non orthodoxes au cours de l’histoire de l’Islam, en prétextant se dissocier des actes des Musulmans violents. Pour eux, des gens comme, Ussama ben Laden, Saddam Hussein, Bachar El-Assad, Muammar Kadhafi, Anwar Aulaqi et d’autres personnes étiquetées comme «terroristes» ou «méchantes» par les puissances Occidentales deviennent tous des «mécréants» ou simplement des «non-Musulmans», pensant que désavouer publiquement de telles personnes ou qu’afficher une «fatwa contre le terrorisme» contribue vraiment à résoudre le problème de l’association Musulmane à l’extrémisme violent.

De même, il y a la manière dont aujourd’hui certains Musulmans au vu des récents événements de Boston et en dépit du fait que l’enquête n’est pas terminée, ont déjà pris le temps d’annoncer leur intention ne pas prier sur les corps des personnes accusées du crime tandis que d’autres déclarent ne pas les considérer comme Musulmans. Bien qu’il existe un précédent pour tout Imam très influent de ne PAS prier sur les corps des Musulmans coupables de crimes graves (ndt : cela dans le but de montrer la gravité du péché, comme dans le cas du suicide par ex.), cela n’a jamais, dans la tradition Juridique Islamique, conduit des Savants à abandonner l’obligation «communautaire» de prier sur nos morts … et cela inclut ceux dont nous estimons qu’ils sont pécheurs. Par ailleurs, nous n’avons toujours pas entendu la version de l’accusé dans cette affaire, dont les parents nient l’implication directe de leurs fils dans l’explosion.

Non pas que je sois surpris. Mais, je pense que les Musulmans, dans leur excitation, leur peur et/ou dans l’amour des projecteurs se sont une nouvelle fois précipités de manière préjudiciable dans le jugement et les déclarations irréfléchies. Les effets à long terme de ces jugements et déclarations seront beaucoup moins efficaces que ce qu’ils pensent. Cela ne suffira pas aux membres de la culture dominante pour qu’ils les acceptent comme membres égaux de la société laïque et les considèrent comme des «Américains» ou des «Européens» acceptables. Je dis cela sans le moindre souci quant à savoir si un jour ou l’autre ils accepteront ma façon d’être «américain» comme légitime à leurs yeux (et non qu’ils n’ont pas encore accepté ça). Je le fais par souci pour ceux qui sont encore impliqués dans cet effort.

Vous pouvez avoir toutes les mauvaises pensées du monde envers les personnes ostensiblement «mauvaises». Mais au final, la justice et la miséricorde d’Allâh l’emportent largement sur tout ce que nous pouvons supposer. Ce n’est pas parce que nous ne voulons pas qu’Allâh pardonne à quelqu’un, que cela se passera comme nous le désirons. Qui peut vraiment savoir? Même Saddam Hussein pourrait être pardonné par Dieu. On ne sait jamais.

Abdullâh bin Hamid Ali